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FALLOUT24
Verset 20 : Requiescat in Pace
Trois semaines après être entré au service de Karl, je fus mis au courant d’une grosse opération qui risquait de mettre tout ce petit monde en ébullition, et de me créer ainsi des opportunités de voler une embarcation quelconque. Karl, en effet, se lamentait du fait que le seul pont qui reliait Manhattan au continent, le George Washington Bridge, était contrôlé par un groupe mieux organisé de pillards communistes qui n’en faisaient pas payer le passage. S’il ne savait pas exactement qui étaient ces gêneurs, moi je les connaissais bien, puisqu’il s’agissait du Phoenix. Ce qui le dérangeait, c’est que contrairement aux précédents douaniers qui demandaient comme droit de passage quatre-vingt-dix pour cent de la valeur de la cargaison, ceux-là semblaient raisonnables, puisque les gens ne cherchaient plus un autre moyen de passer. Et cet autre moyen de passer, c’était le business de Karl, qui lui ne demandait que cinquante pour cent de la cargaison – mais qui parfois décidait que ses clients ne toucheraient jamais l’autre rive, dans le cas de marchandises trop intéressantes. Karl avait été patient, s’obstinant à penser qu’un autre groupe allait détrôner le premier, mais cela n’était pas venu. Et maintenant les caisses étaient presque vides. Or, les mercenaires comme les hommes de main sont la pire racaille, mais la plus obéissante, si tant est qu’elle est payée régulièrement. Un dictateur pauvre ne l’est jamais bien longtemps : soit il dépossède plus de gens pour se refaire, soit il disparaît mystérieusement et son premier lieutenant prend sa place, fort de l’argent qu’il a depuis longtemps détourné. Or Karl ne voulait en aucun cas devenir un tortionnaire déchu ; il lui fallait donc réagir, même s’il s’engageait sur un terrain dont il n’était plus le maître : la terre ferme.
Le plan de bataille était relativement simple : trois groupes, deux de combat qui iraient s’attaquer aux deux extrémités du pont et un d’artificiers qui devrait miner les énormes piliers du pont suspendu pendant ce temps. Le but de Karl n’était pas du tout de prendre le pont, les deux unités de combat ne serviraient qu’à la diversion. Le seul but recherché était la destruction pure et simple du pont, ce qui assurait la pérennité de l’entreprise de convoyage maritime. Je me portai volontaire pour faire partie d’un groupe d’assaut, espérant après l’anéantissement de celui-ci récupérer la vedette de transport.
Je me retrouvai donc, deux jours plus tard, à l’aube, à longer Manhattan vers ce fichu pont trop loin. Le ciel était gris et bas, monocolore, ce genre de ciel qui n’a même pas la beauté d’un temps d’orage, où le soleil est ça et là plus proche mais sans jamais percer. Ce genre de ciel sous lequel on pense sérieusement au suicide. Constatation prémonitoire ? Nous accostâmes à trois kilomètres en aval du pont, côté continent. J’avais sous mes ordres six hommes, tandis que le pilote, privilégié comme toujours, nous attendait calmement dans son petit yacht. Nous avions l’avantage d’évoluer en forêt, d’autant plus qu’après tant de temps laissée à l’abandon, la couverture était totale. Je détachai alors un groupe de trois hommes, et leur donnai l’instruction de suivre la côte jusqu’au pont, puis de le remonter. Pendant ce temps, nous allions grimper jusqu’au reste d’autoroute plus à l’ouest, pour attaquer le pont de front. Suite à notre agression, les gardes s’approcheraient sûrement, pour se faire mitrailler par l’arrière par notre trinôme. Il nous fallut une bonne demi heure pour grimper de la rive jusqu’à la route, puis une dizaine de minutes pour la longer jusqu’au pont. Nous entendîmes les coups de feu avant de voir le poste de garde. Manifestement le plan ne s’était pas passé comme prévu. Quelqu'un me tendit des jumelles : le pont était gardé au niveau du premier pilier. Impossible par contre de distinguer mes hommes. C’est tout le problème des guerres prévues sur des plans approximatifs. Les gardes en question ne regardaient pas en notre direction : au contraire, ils étaient sur le bord et mitraillaient vers le bas. Finalement, mes trois hommes avaient fait diversion à notre place. Nous avançâmes le plus possible à couvert ; quand ce ne fut plus possible, chacun se coucha à terre, visa, et tira. Les membres du phoenix, sans protection, pris sous un feu inattendu et difficilement localisable, ne mirent qu’une demi minute à tomber. Nous nous approchâmes lentement, méfiants, jusqu’au poste de garde, pour découvrir que notre victoire était totale : ce côté du pont était à nous. Je tirai donc une fusée bleue, comme prévu, pour signifier que l’objectif était pris. Peu de temps après, une fusée rouge me répondit de l’autre côté du pont, d’où provenaient encore des détonations régulières : ils avaient besoin d’aide. Le but de notre mission étant l’annihilation de notre ennemi et non pas la prise du pont, je décidai de les rejoindre avec mon groupe, afin de prendre l’autre poste de garde à revers. La progression n’était pas facile : si l’on avait enlevé toutes les voitures sur les voies d’accès au pont, sans doute pour en faciliter la garde, il y en avait beaucoup sur le pont même, souvent en travers de voies ou collées les unes aux autres. L’asphalte du pont était également en mauvais état. Les coups de feu avaient cessé en face. Il était toujours impossible de voir à plus de cent mètres, et nous devions être à peu près au milieu du pont. Soudain, un bruit me fit penser à mon Hummer détruit ; je voyais quelque chose bouger sur les files de l’autre côté de la barrière de sécurité : un bus scolaire, jaune, sur lequel on avait vissé ça et là des plaques de métal, et dessiné le logo du Phoenix. Il se rapprochait rapidement, zigzagant entre les véhicules selon un parcours qu’on avait du aménager sur l’autre voie. Je compris soudain que le silence de l’autre côté n’était pas du à notre victoire. Je hurlai aux autres de faire attention, et me jetai à terre, entre deux carcasses de voitures. Les sanglots longs des mitrailleuses de l'automne blessent mon âme
d'une langueur monotone… Mes hommes répliquèrent par deux trois rafales, mais le son lent et régulier de la M60 les fit tous taire. J’entendis des ordres aboyés sèchement, puis des pas sur la chaussée : ils allaient vérifier les morts. Je me relevai : un cri, suivi de crépitements d’armes automatiques. Le sinistre bruit des balles ricochant sur le métal, tout autour de moi, m’enveloppant, m’emprisonnant… J’essayai d’ouvrir la portière passager de la voiture : fermée à clef ; j’ouvris la portière avant, et fus accueilli par le regard vide d’un cadavre momifié : la peau du visage tannée surmontée de quelques foyers de cheveux filasse noirs… Essayant de vaincre ma répugnance, je l’empoignai, et le sortis de la voiture, puis je m’insérai tant bien que mal dans le véhicule. Pendant ce temps, les balles traversaient les vitres, le pare brise, ou s’inséraient violement dans la portière. J’essayai d’ouvrir la portière de la place du mort, en face, mais elle semblait bloquée ; l’adrénaline montait de plus en plus, la peur de la mort aussi. Ce violent cocktail de panique la plus totale qui brouille le cerveau permet de faire ressurgir le côté animal de chacun : l’instinct de survie. Je ne sais pas comment je réussis à me retourner dans la voiture, tandis que les vitres explosaient autour de moi et que les voix se rapprochaient, mais je pus donner des coups de pieds et débloquer la portière, puis sortir enfin de l’autre côté. J’étais sauvé. Sauvé ? J’étais au bord du vide, et finalement j’étais toujours à deux-trois mètres de mes assaillants. Pas le choix : j’enjambai la barrière, les balles sifflant à mes oreilles, et je me retrouvai dans le vide, accroché par presque rien. Bigre. Cinquante mètres c’est haut. Une balle finit par me toucher la main, et je n’eus pas à me convaincre de lâcher, la douleur s’en chargea pour moi.
Cinquante mètres de chute libre, c’est long. Deux secondes et demi au moins. Une éternité. Alors au bout d’un moment on s’impatiente, quel suspens pour la question : vais-je survire ? Après cinquante mètres de chute libre, on a une vitesse d’environ cent kilomètres par heure. C’est beaucoup. Même lorsqu’on rencontre de l’eau. Et à cette vitesse, il est peu probable que l’on survive. En tous cas c’est complètement impossible que l’on garde connaissance…
Je me réveillai trois semaines plus tard, en piteux état. Un des pilotes de vedettes avait repéré mon corps dérivant et avait essayé de me ranimer. Il m’avait fallu tout ce temps pour sortir de mon coma. Les médecins du gouverneur n’étaient pas mauvais, en fin de compte… J’eus droit dès mon réveil à débriefing de notre fiasco : les piliers étaient gardés, ce qui n’était pas prévu. Mes hommes avaient engagé un combat avec les gardes du pilier ouest et les avaient anéantis ; mais les gardes du pont avaient entendus les coups de feu et avaient riposté. Pendant ce temps, les artificiers avaient pu poser les explosifs sans problème. Côté est par contre, les gardes du pilier n’avaient rien à se mettre sous la dent, et avaient donc tenté depuis l’autre rive d’aider leurs camarades. Les artificiers s’étaient fait descendre alors qu’ils tentaient de rejoindre par bateau leur deuxième objectif, puis mes trois hommes avaient fini par succomber. L’autre groupe d’assaut, lui, avait été pris en sandwich entre le poste de garde, plus alerte car n’ayant pas subi de diversion, et un transport de troupes du phoenix qui passait par là de façon imprévue. Mauvais concours de circonstances. C’est ce même transport qui avait anéanti mon groupe par la suite. Résultat, un seul pilier avait été piégé, mais pas détruit, et le phoenix savait qu’on en voulait à son ouvrage d’art. Karl était maintenant pressé par le temps et envisageait une bataille classique et frontale.
Cette attaque eût lieue une semaine après mon retour au monde des vivants. Je n’en menais pas large et avait du mal à marcher. Néanmoins, ma cote de popularité auprès de Karl était au plus haut, sans doute parce que j’étais le seul à avoir survécu, ce qui prouvait encore ma valeur, et il voulait absolument que j’y participe. Son plan était des plus basiques : il jouait quitte ou double. Quatre-vingt pour cent des effectifs y participeraient, dont lui – manière de redorer son blason ; de plus, si la bataille était perdue, il l’était également. Cinq bateaux de tourisme, genre de gabarre avec des bancs rembourrés, qui pouvaient chacun transporter une dizaine de combattants équipés, formeraient le gros de la troupe. A côté, trois vedettes sur lesquelles on avait installé des mitrailleuses, patrouilleraient en protégeant les troupiers lors du débarquement. Un gros chalutier restauré, lourd et puissant, servirait de pare-balle et d’appui feu : à l’intérieur, deux hommes équipés de lance roquettes, et trois autres des fusils d’assaut les plus performants. L’épaisseur de sa coque devrait stopper les projectiles tandis qu’un feu mortel jaillirait de ses meurtrières. A l’arrière, un autre bateau de tourisme servirait au renfort et à la communication : sept personnes en armes que je dirigerais avec l’aide d’un pilote, ayant pour tâche d’observer de loin les mouvements sur le pont, les renforts éventuels, et de communiquer ces informations par talkie-walkie au reste de l’armée. Nous devrions également intervenir si besoin. Enfin, le bateau de Karl, un mini yacht rapide et massif, rempli de vivres et d’armes, au cas où il faille effectuer une fuite héroïque le plus loin possible à la fois du phoenix et de ses anciens lieutenant de Governor’s Island. Le but de l’expédition était de s’approcher le plus possible, de nettoyer les piliers du pont, puis les combattants débarqueraient tandis que les vedettes et l’artillerie du chalutier continueraient à nettoyer le pont depuis le fleuve.
Vers trois heures du matin, le cortège se mit en marche. Arrivé à mon point d’observation, je regardai le chalutier ouvrant la voie, suivi des cinq barges de débarquement en triangle ; le tout était entouré du va-et-vient des vedettes et suivi à une distance raisonnable par le bateau de Karl. Dix minutes plus tard, les hostilités commençaient : une rafale venant du pont, où explosa quelques secondes plus tard une roquette. Un déluge de feu se déclara à chacun de piliers, puis du haut du pont, tandis que nos neuf embarcations répliquaient généreusement. Je me demandais depuis un moment où était mon intérêt : l’éradication de la flotte du gouverneur permettrait le trafic dans l’estuaire, mais je me retrouverais sans moyen de joindre Liberty Island ; au contraire, une victoire me vaudrait peut-être le droit d’avoir ma propre barque, mais je pourrais difficilement me rendre à mon objectif, et encore moins en faire sortir une armée libératrice pour l’abri 24. Quel que soit le cas, ce n’était pas en restant ici que j’allais pouvoir jouer pour moi. Discrètement, je dégoupillai une grenade, comptai deux secondes, et alors que le pilote était occupé à faire passer les informations sur la bataille et que les troupes regardaient les combats, complètement absorbés, je la lâchai tout en me laissant tomber par-dessus bord. J’eus à peine le temps de nager assez profondément pour ne pas être blessé : la grosse barque explosa et nul doute qu’il n’y avait aucun survivant ; aucun en état de nager néanmoins. Je remontai à la surface : la gabarre brûlait et s’enfonçait, tandis que sur le pont grillaient des cadavres déchiquetés par les nombreux fragments de mon explosif préféré. Quelques râles s’élevaient, provenant des hommes situés les plus loin et relativement protégés par leurs petits camarades, mais je n’avais décidément rien à craindre. Je n’eus que quelques minutes à attendre, le yacht de Karl se rapprocha pour voir ce qui s’était passé. Une fois hissé à bord, je lui expliquai que j’avais vu une roquette provenant de la berge. Juste eu le temps de sauter. On fait toujours confiance à un éclopé. On ne devrait pas. Karl n’était pas heureux de se savoir la cible potentielle d’un tir de roquette, son bateau rejoignit donc rapidement les autres. La bataille faisait rage. Les piliers avaient été nettoyés sans trop de pertes, mais il était difficile de viser juste à cinquante mètre en contrebas. Une gabarre avait coulé ; les quatre autres, aux effectifs plus ou moins entamés, avaient accostées, et les troupes tentaient maintenant de rejoindre le pont. Le chalutier était en feu. Cocktail molotov. Les trois vedettes étaient intactes, bien que sur l’une d’entre elle les deux tireurs aient succombés ; le pilote faisait une ronde large avec les deux autres pour décontenancer ceux qui chercheraient à les viser. Je commençai à me demander si je n’allais pas tenter d’assassiner tout l’équipage du bateau de Karl – cinq personnes – pour m’enfuir avec. Mais c’était aussi dur à réaliser que dangereux, j’allais certainement me faire poursuivre par tout le reste des troupes. Je remarquai alors à côté du pilier Est une barque à moteur, la même barque que celle utilisée par les artificiers lors de notre première attaque. Je décidai alors de tenter ma chance.
Karl, rongé par l’angoisse, ne fut pas dur à convaincre lorsque je lui exprimai le désir d’aller combattre avec les hommes. Son bateau se rapprocha et me débarqua sur la rive. De là, je courrai vers la barque en question. Les artificiers n’avaient pu placer les charges que sur un des deux piliers ; elles avaient du être enlevées, mais peut-être le Phoenix n’avait-il pas pris le temps de fouiller les rangements de l’embarcation et n’avaient pas trouvé les autres. En effet, sous le plateau à l’avant de la barque, derrière le seau à écoper et la toile de protection étaient cachés une dizaine de pains de C4. Je les sortis et entrepris de les disséminer sur le pilier. L’obscurité était mon alliée, les équipages des bateaux ne scrutaient que le haut du pont, étant persuadés que les berges étaient prises. Une fois mon travail terminé, je détachai la barque, et, le détonateur dans la poche, j’entrepris de la haler sur une centaine de mètres. Enfin, j’allumai le moteur, inaudible dans toutes ces détonations. Un demi kilomètre plus loin, j’avisai une petite plage sur laquelle j’entrepris d’échouer mon embarcation. Je la remontai complètement hors de l’eau, et, de là, je déclenchai le détonateur tout en admirant le feu d’artifice. Une dizaine d’explosions quasi simultanées ; le pilier grandement rongé, sembla hésiter, puis commença à se désagréger par morceaux. Tout le reste s’était arrêté. L’écroulement était exponentiel. Le plateau, soutenu maintenant par un seul côté, commença à céder, les câbles en aciers cassant dans des sons lugubres et inconcevables évoquant une harpe diabolique. En quelques secondes, le pont entier s’était écrasé lourdement sur l’eau, provoquant un raz de marée qui dévasta les dernières embarcations qui ne s’étaient pas retrouvées détruites par les décombres. Le bruit était terrifiant, puis les craquements et grondements monstrueux se changèrent en une rumeur menaçante et lointaine, puis plus rien. Le vide. Seul le vent dans le détroit, et les câbles coupés heurtant périodiquement le pilier d’acier restant. C’était fini. L’estuaire était à moi…
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