On me nomme Isaac; cela fait maintenant neuf siècles que mon humanité m'a été arrachée, neuf sciècles que je n'ai plus contemplé la lumière du soleil. Oui, je suis un vampire, un non-mort, un buveur de sang. Vous, mortels, nous attribuez tant de noms différents que j'ai parfois peine à tous les mémoriser. Vous avez fait de notre existence un véritable mystère tandis qu'en définitive, nous ne sommes que bien peu de choses. Des cadavres animés et dotés d'un effroyable sens de la répartie, tout au plus. Mais que vois-je? À votre expression, vous semblez terrifié? Allons, ne craignez rien. Je ne vous ferai aucun mal. Pas à vous, pas à un être humain. Pas à un être humain innocent, tout du moins.
Car en vérité, il existe une poignée d'immortels dont on pourrait dire qu'ils sont bienveillants. Ceux-là aspirent à bien plus qu'une misérable vie de buveurs de sang, condamnés que nous sommes à n'être rien de plus que d'éternels chasseurs n'ayant comme seule compagne que cette cruelle solitude à laquelle nous ne pouvons pas échapper. Ils ont fait abstinence de sang humain et consacrent désormais leur éternité à leur idéal - souvent utopique -, à la recherche de réponses, à leur quête de rédemption. Et j'ai décidé d'emprunter moi aussi cette voie sans espoir, il y a bien longtemps. S'il m'arrive encore aujourd'hui de croquer un ou deux malfrats à l'occasion, je ne les bois jamais jusqu'à prendre leur vie - enfin, presque jamais. Quant aux vampires les plus sanguinaires, je les ai longtemps pourchassés à cette époque lointaine où je n'étais encore qu'un jeune immortel plein de fougue et d'arrogance juvéniles. Certains dirent alors de moi que j'avais perdu l'esprit; d'autres encore m'accusèrent d'être un cannibale, Le cannibale. On m'a donné ce charmant pseudonyme suite à mes premiers meurtres, en raison de mes façons plutôt singulières - et particulièrement sadiques - de tuer. J'adorais enchaîner mes victimes au sommet d'une église et de les y crucifier; je les vidais alors presque entièrement de leur sang et les abandonnais tels qu'ils étaient, totalement impuissants et incapables de se libérer, peu de temps avant l'aube. Comprenez que les vampires considèrent que de boire contre son gré le sang d'un autre vampire est un crime très grave. On nomme cela diablerie. De plus, lorsqu'un vampire commet l'acte de diablerie, il hérite d'une grande partie des pouvoirs, de quelques fragments de la mémoire et, parfois, de certains aspects de la personnalité de sa victime. Mais il ne faut jamais boire le sang d'un vampire jusqu'à sa mort, car ce dernier pourrait très bien vous entraîner avec lui! Ainsi, j'étais reconnu par l'ensemble de la population vampirique comme étant un être des plus impitoyable; en quelques sciècles, j'étais devenu une véritable légende et partout on murmurait mon nom avec terreur. Mais pourquoi donc agissais-je ainsi? Poour me venger, tout simplement. Pour me venger de mon Sire ainsi que de tous ses semblables.
Je devins vampire à l'âge de 64 ans; atteindre un tel âge était peu commun, à cette époque. Si, au cours des âges, on sélectionna souvent ceux qui seraient infantés pour leur beauté manifeste, je fus choisis non pas pour la finesse des traits de mon visage mais plutôt en raison de certaines particularités qui m'étaient propres - pour le pouvoir qui était déjà en moi. Car lors de ma jeunesse, j'avais été l'un des exorcistes les plus réputés de toute l'Italie et les Papes Gregoire IV, Serge II et Leon IV firent appel à mes services à de nombreuses reprises. Pendant des années, Il me suivit; nous parcourûmes ensemble l'Europe et jamais je ne me suis douté de son existence. Pourtant, il connassait tout de moi : de mes plus intimes réflexions jusqu'à mes fantasmes les plus inavoués. Son nom était Raphael; bien que je l'ignorais alors, il était tombé amoureux de moi - des années auparavant - à l'instant même où il m'avait vu pour la première fois.
Il avait cependant attendu longtemps, des décennies, avant de se révéler à moi; ce n'est que sur mon lit de mort qu'il vint me trouver. Il me proposa l'immortalité, me promit le pouvoir et la connaissance, la jeunesse éternelle ainsi que bon nombre d'autres choses. Mais je refusai son offre, préférant de loin la mort à une éternité de meurtres et de sang. Et, n'acceptant pas mon refus, Raphael commit le pire des crimes vampiriques : il me créa contre mon gré. Aujourd'hui encore, je me rappelle de cette douleur indescriptible et de ce sentiment d'effroi que je ressentis lorsque mon Sire enfonça ses longs ongles blancs dans la vieille chair fatiguée de mon cou émacié, qu'il la déchira pour y faire couler son sang démoniaque. Tout un mois s'écoula avant que je ne reprenne mes esprits et plus encore avant que je n'arrive à quitter mon tombeau, tenaillé que j'étais par la soif de sang. Oui, le souvenir de ma renaissance m'est encore aujourd'hui bien insupportable; ma vengence fut bien trop douce. Car moins de dix cans plus tard, je le tuais de mes propres mains. J'avais bien entendu souvent tenté de lui échapper mais Raphael me retrouvait toujours; je me suis résigné et, ensembles, nous parcourûmes le monde connu. Puis un soir, alors qu'il offrait son sang à celle qui devait alors devenir ma soeur dans l'éternité, je l'attrapai par derrière et, profitant de ce moment de faiblesse auquel nous ne pouvons nous soustraire lorsque nous infantons un nouveau vampire, lui enfonçai mes crocs dans la gorge. Trop affaibli pour se défendre, il ne put me repousser et je le bus jusqu'au seuil de sa mort; j'étais dans un tel état d'extase que j'eus beaucoup de mal à m'arrêter et le bougre a bien failli m'emporter avec lui. Je tuai la jeune femme avant que la transformation ne soit accomplie, lui épargnant ainsi le triste sort des non-morts, et brûlais l'endroit avant de quitter Venize, la ville dans laquelle nous nous trouvions. Depuis, et pendant de nombreuses années, j'ai erré en ce monde, éternellement seul, chassant mes semblables, à quelques exceptions près, sans répit. Peut-être qu'à chaque fois que je tuais un vampire, je revivais avec perversion cet instant d'extase où j'avais pris la vie de mon Sire? Je ne sais pas... bien que je sois resté essentiellement le même depuis...
Car après notre mort humaine, nous n’évoluons plus; c’est là notre plus grand fardeau. Nous demeurons éternellement les mêmes tandis qu’autour de nous se succèdent les époques, que l’humanité change. Et avec le temps, c’est cela qui nous tue. Après tout, ne dit-on pas que peu nombreux sont ceux qui ont la trempe nécessaire pour affronter l’éternité? Pour ma part, c’est sans doute mon désir de vengence et ma haine qui m’ont maintenus en vie, au début. Pour nous, il est primordial de toujours poursuivre un but; c'est vital. Mais malgré mes inspirations, je commence, peu à peu, à sentir la lassitude s'emparer de moi. Mais peu importe, je n’ai pas peur de mourir. Il serait plus que temps, non? Mais voilà que je m’égare… Quoiqu’il en soit, les premiers siècles s’enchaînèrent pour moi tels les pas d’une danse endiablée; je traquais, je tuais et, inlassablement, je recommençais. Ce sinistre cycle de sang et de mort, je l’ai répété tant de fois que je ne pourrais les compter. Ce ne fut qu'après mon quatre centième anniversaire que les choses commencèrent à changer. Un peu contre mon gré, je dois bien l'avouer.
Paris, en l'an de grâce 1277; à cette époque, Paris n'était pas encore cette monstruosité urbaine fourmillant d'esprits lilliputiens que l'on connait aujourd'hui. Par une froide nuit de février, j'errai à mon gré dans la capitale, me réjouissant des nouveautés que j'y découvrais. Je n'avais plus remis les pieds dans Paris depuis près de deux siècles, et cette ville que je redécouvrais m'émerveillait. Sous le règne de Philippe III, la majestueuse cathédrale de Notre-Dame était alors au mitan de sa construction, le Louvre avait à peine cent années d'âge et l'université de Paris existait depuis plus d'un demi-siècle. L'Ordre des Templiers était toujours présent à Paris, installé depuis près de 150 ans dans le Marais. Si l'on m'avait dit alors que moins de trente ans plus tard cet ordre serait officiellement dissout et qu'on brûlerait sur un bucher, qui plus est dressé sur l'île aux Juifs, le dernier Grand Maître, je n'y aurais pas cru. Mais de Jacques de Mollay et de l'apparent anéantissement de l'Ordre des Templiers, je ne parlerai pas davantage. Revenons-en plutôt à ce qui se passa en cette froide nuit de février.
Comme je vous l'ai déjà dit, j'errais dans les rues de la capitale sans but précis, remarquant chaque nouveauté et m'y arrêtant toujours quelques minutes pour l'admirer. C'est alors que je perçus la présence d'un autre immortel qui semblait m'épier. Peut-être étais-je sur son territoire de chasse, ou alors était-il simplement intrigué par ma présence? Je ne l'ai jamais su. Sans réfléchir, je me lançai à sa poursuite et le bougre m'entraîna dans tout Paris; si nous croisâmes quelques mortels dans notre course effrénée, ces derniers crurent probablement à une brusque rafale de vent. C'est peu avant l'aube que ma proie se lassa de notre petit jeu; le vampire fit brusquement volte-face et s'élança sur moi. J'avais déjà pris la vie d'un grand nombre de mes semblables et le pouvoir qui m'habitait était devenu redoutable mais contre cet individu, toute ma force fut vaine. Il me frappa avec la force de cent hommes et j'arrivais à peine à tenir debout. Enfin, il m'agrppa par les cheveux et m'enfonça son épée dans la gorge. Alors que je perdais conscience, j'eus l'impression que nos esprits étaient entrés en communiquation. Lorsque je me suis éveillé, j'ai découvert mon corps brisé, dénaturé et presque totalement vidé de son sang. J'étais détruit, mais je vivais. Où ais-je pu trouver la force nécessaire pour ramper hors de la ville et me terrer à plus d'une dizaine de mètres de profondeur avant que le soleil ne se lève? Je n'en sais rien. Mais c'est ce que je fis. Et je savais qui était ce vampire qui m'avait rossé ainsi puis épargné. C'était Caïn, j'en ai la certitude.
Durant de longs sciècles, je restais tapis sous terre; mon corps se remettait lentement tandis que mon esprit voyageait autour de la planète et apprenait ce qui s'y passait, s'étonnant toujours d'avantage de l'évolution exubérante qu'avait fait l'humanité en si peu de temps. Je pensais aussi à Caïn, ce vampire qui m'avait poussé à me retrancher ici. Je me demandais si sa légende était véridique, si son héritage était véritablement une malédiction divine.Quel genre de Dieu condamnerait des milliers d'innocents pour le péché d'un seul homme? N'était-ce pas une épreuve qu'il nous imposait - n'y avait-il pas quelconque espoir de rédemption? Jusqu'ici, ma vie n'avait été qu'une misérable suite de meutres tous plus sanglants les uns que les autres. Et pourquoi? Cette rencontre ne pouvait pas être le simple fruit du hasard, c'était totalement impossible. Il devait y avoir un but à tout cela; mes souffrances devaient mener à une fin. Je voulais croire en quelque chose de meilleur, je voulais avoir de l'espoir. Je voulais changer les choses!
C'est ce désir qui me donna la force nécessaire pour qu'à nouveau, je me relève et quitte mon tombeau. Après des sciècles de léthargie, j'avais l'aspect d'un homme mort depuis beaucoup trop longtemps. Mais cet état ne fut qu'éphémère et après avoir bu le sang de quelques troupeaux, je retrouvais mon apparence de jadis. Attention, je ne fais pas allusion au visage du vieillard que j'étais lors de ma renaissance mais bien du visage que vous voyez devant vous. Oui, j'ai bien changé depuis ma première mort. Sachez que, tout comme les humains qui gardent essentiellement les mêmes traits tout au long de leur vie malgré leur âge, les vampires changent, eux aussi. Leur corps évolue, leur peau devient lisse comme de la porcelaine. Tout le contraire de l'être humain- ... où en étais-je? Ah oui, je me suis donc finalement éveillé; je me réveillais dans un nouveau monde, en l'an 1753. Alors que dire de cette année? Je ne sais que trop... Nous sommes un peu avant la révolution française à laquelle je n'ai pris aucune part et Napoléon n'est pas encore né, Louis XV est au pouvoir en France et George II est maître d'Angleterre; il y a quelques troubles en France et le peuple commence à contester sérieusement l'autorité royale. Chose intéressante quoiqu'elle n'est pas d'actualité : la découverte de l'Amérique. Qui aurait cru à mon époque que la Terre était ronde? Pardonnez-moi, je m'égare à nouveau... |